mercredi 6 juillet 2011

La petite histoire de la bière d'épinette

Ici au Québec on a une expression qui dit "C'est pas de la p'tite bière!», quand on veut décrire quelque chose de haute qualité.  Pourtant cette «p'tite bière» si mal aimé possédait jadis certaines propriétés quasiment magiques. On raconte, par exemple, que les marins de Jacques Cartier furent sauvés du scorbut par nulle autre que la bonne vieille bière d'épinette!

Est-ce par respect pour la bière maltée que les gens du peuple qualifiaient de «p'tites bières» les autres bières?  Peu importe ce qu'on en pense, ces boissons connaissent leur heure de gloire lors des périodes strictes de pauvreté, de tempérance ou de non-alcoolisme.

La boisson de conifères la plus commune, la plus pétillante et certes la plus renommée des petites bières est sans contestation la bière d'épinette.  Réduite de nos jours à une recette de boisson gazeuse, cette décadente «liqueur» se compare difficilement à celle d'autrefois.  Si certains déplorent aujourd'hui l'abandon de son authenticité de jadis, elle ne perd pas pour autant son étiquette de «bière d'épinette».

Considérée à l'époque comme une bière de soldat ou de marin, le statut de grande boisson lui échappe encore de nos jours.  Les origines de cette industrie remontent aux premières décennies du Régime français.  Selon l'historien Benjamin Suite, l'apothicaire Louis Hébert en fabriquait dès 1617 à Québec.

Dans le voyage fait à l'isle Royale ou du Cap Breton en Canada 1716, sur la frégate L'Atalante, l'auteur expose qu'outre le vin et les eaux-de-vie, «la boisson ordinaire du pays est une sorte de bière faite avec de l'eau et du levain bouillis parmi lesquels on infuse des branches et le fruit fort gommeux ou pomme d'un arbre sauvage appelé du purse (pruche?) ou de la sapinette; ils y mettent quelques livres de mélasse ou cassonade noire qui reste des distilleries...».


Selon le voyageur suédois Pehr Kalm, de passage en 1749, la bière d'épinette constitue en Nouvelle-France une boisson fort répandue.   Réputée rafraîchissante et saine, elle est, de plus, de fabrication relativement simple et peu coûteuse.  La manière de brasser cette bière est décrite au long dans les Mémoires de l'Académie Royale des Sciences, de l'année 1751.

Le bien-être croit avec l'usage, cette note du 11 juin 1759 se retrouve à l'ordre du jour du régiment Royal Highland posté en Amérique du Nord: «On brassera de la bière d'épinette pour la santé et le bien-être des troupes et on la servira au prix coûtant.  Cinq pintes de mélasse seront ajoutées dans chaque barrique de bière d'épinette. Chaque gallon coûtera au moins trois pennies».  À l'hiver de 1759-1760, chaque quartier de l'armée britannique devait posséder suffisamment d'approvisionnement en mélasse pour «fournir deux pintes de bières chaque jour pour chaque soldat».

La mise au point de l'essence d'épinette, un produit obtenu par distillation, révolutionnera la production de cette bière.  En 1762, James Johnston, un marchand écossais établi à Québec, s'associe à son compatriote John Purss et fonde la compagnie Johnston & Purss. L'année suivante, de passage à Londres, il rencontre le chirurgien Henry Taylor et, sur les instances de ce dernier, lui achète «un parti de drogues et médecines pour lui établir une apothicairerie à Québec». Comme convenu, Taylor s'installe à Québec et, dès 1764, il ouvre son commerce sur la rue du Palais dans une maison appartenant à Johnston & Purss.

Le 21 mai 1765, il épouse Ann Johnston, soeur de son protecteur. Taylor, désirant acccroître ses revenus, s'applique longtemps à faire des expériences sur les plantes du pays et trouve, enfin, «la méthode d'extraire l'essence d'épinette».

Fort de cette découverte, il s'embarque, en mai 1772, pour Londres et obtient, en août suivant, le privilège exclusif de produire et de vendre l'essence d'épinette, et ce, pour 14 ans.  Toutefois, étant incapable d'assumer seul les charges financières liées à l'établissement d'une manufacture,Taylor s'associe à l'apothicaire londonien Thomas Bridge. Ce dernier s'avère cependant incapable de satisfaire entièrement aux clauses de l'entente et se voit contraint, dès la fin de 1772, de solliciter l'aide de Johnston & Purss.

La construction de la distillerie débute en 1773, sur un terrain cédé à crédit par John Purss le long de la rue Champlain, près du quai du Roi. À peine amorcée, Henry Taylor meurt le 30 mai d'une infection de la gorge «esquinancie gangreneuse».  II laisse alors une succession déficitaire.  Toutefois, le privilège obtenu en 1772 vaut, en lui-même, «une très grande fortune». La veuve, sans expérience des affaires confie à Johnston & Purss le soin d'exploiter la découverte de son mari.

Pour cette compagnie, les risques sont considérables. Afin de «porter l'entreprise à quelque succès, il faut investir massivement dans la construction des bâtisses et dans l'achat d'équipements, expédier l'essence d'épinette en Angleterre et en différents «pais éloignés», risquer des avances et des consignations, et attendre les retours et les profits de plusieurs années de travail, d'inquiétude et d'incertitude. Néanmoins, seize ans plus tard, grâce à une saine gestion, le bilan s'avère positif.

Des les débuts de la production jusqu'au 17 juillet 1790, l'entreprise Johnston & Purss produit de l'essence d'épinette pour une valeur de £35 731.  L'essence se vend en pot de 12 onces, à la livre ou au gallon. Un pot permet, avec deux gallons de mélasse, de produire 30 gallons de bière d'épinette double ou 60 gallons de bière d'épinette simple de navire.

Bien que la plus grande partie de la production soit exportée en Angleterre, aux Etats-Unis et en Jamaïque, le marché local n'est pas un débouché négligeable.  Le marchand James Grant achète pour £2 500 d'essence d'épinette pour la seule année 1782.  Le brasseur québécois William George, qui fabrique de la bière d'épinette «soit avec la branche ou avec l'essence», s'en procure, quant à lui, pour £ 350 entre mars 1784 et juin 1785, soit de quoi produire 11 200 gallons de bière d'épinette double!

II va sans dire que les installations nécessaires pour fabriquer une telle quantité d'essence sont imposantes.  En 1797, le site comprend une distillerie, un magasin et une maison.  La distillerie occupe un bâtiment de deux étages.  À l'intérieur se trouvent, entre autres, trois alambics contenant respectivement 1 600, 1 200 et 60 gallons.  On peut y apercevoir aussi 4 chaudières évaporantes, deux pompes de cuivre, deux pompes de bois avec des brimbales de cuivre en demicercle et plusieurs autres pièces d'équipement.  Au détail, le brasseur Louis Boucher écoulait son essence de bière d'épinette à 12$ la douzaine de pots.

On sait que la production de la distillerie se poursuit jusqu'en 1795 au moins.  Toutefois, des querelles familiales, ponctuées de coûteuses procédures judiciaires, aboutissent, en 1798, à la vente par licitation des installations.  L'aventure de Taylor et de ses associés venait de prendre fin.

À Montréal, John Molson évalue en 1791 cinq ans après la fondation de sa brasserie sa production d'ale, de bière de table et de sapinette à 30 000 gallons. Une décennie plus tard, il recourt au brasseur William Hullett, de Sillery, pour dépannage en bière et fourniture de bouteilles. F. Baggley, marchand, annonce de la bière d'épinette en 1797, plusieurs années après que Provan & Symes eurent servi le public grâce aux pots qu'ils se procuraient certainement chez Johnston & Purss, vers 1791.

Après les décès de Johnston et de Purss, George Bramley établit un laboratoire à William-Henry (Sorel) et ouvre des succursales à Montréal, Saint-Jean, L'Assomption, Berthier et Trois-Rivières. Vers 1818, William Hardie engage Jean-Baptiste Marcot de Trois-Rivières pour produire de l'essence d'épinette: «couper, charroyer le bois d'épinette et à la faire bouillir...». Là encore, les brasseurs et distillateurs Hart expédieront de l'essence d'épinette à la firme anglaise Risdale, Hamilton & Coltman en 1807.

De nombreux brasseurs de «petite bière» apparaissent au cours des décennies suivantes: Joseph Nadeau, au faubourg Saint-Joseph et à la Pointe-à-Callière; François Jobin, rue Saint-Joseph, qui énumère ses ingrédients: épinette, mélasse, eau de pompe exclusive; Jean-Louis de Launay, faubourg Québec, fabricant de bière d'épinette et de cidre, et combien d'autres.

Vers 1820, des marchands annoncent l'introduction de la bière de gingembre (ginger beer) sur le marché. En 1804, la maison Goodhall Backhouse et Cie propose la recette suivante: eau bouillante, cassonade, une tasse de levure de bière, auxquelles on additionne un sachet de poudre de gingembre.

Le 4 août 1831, le Gennesee Farmer publiait dans 77e British Colonist une recette plus précise: pour chaque gallon d'eau, ajouter une livre de sucre ou une pinte de mélasse, une once de crème de tartre, une demi once de gingembre et une cuillerée pleine de levure. Laisser fermenter et clore aussitôt que cesse la fermentation. Prête à boire dans deux ou trois jours.

En 1824, les importateurs de vins et de liqueurs, Dalrymple, Gairdner et Cie, installés sur la rue Saint-Paul à Montréal, offrent de la bière de gingembre en même temps que du porter de Londres, de l'aie d'Ecosse ou de Taunton.  Les bières d'épinette et de gingembre se consomment surtout l'été. Mais en 1844-1845, au plus fort de la croisade de tempérance, la bière de gingembre est offerte rue Saint-Jean, à Québec, comme bière de tempérance.

La tempérance des années 1840 engendre, semble-t-il, une autre production à base de salsepareille. C'est grâce au journal médical The Lancet, publié en Angleterre, et à une étude médicale que la salsepareille la Flore laurentienne de Marie-Victorin en décrit trois espèces entre dans la composition de sirops, de pilules et de vins, dont la faveur parvint jusqu'aux premières décennies du XXe siècle.

En 1843, surgit rue Saint-Jean, à Québec, une bière de tempérance extraite de racines. L'annonce parue dans Castor du 12 décembre, ne fournit pas de preuve mais on peut raisonnablement supposer qu'elle contenait de l'extrait de salsepareille. A Montréal, le produit est annoncé principalement sous forme de sirop concentré.  Aussi Thomas O'Sullivan affirme que des centaines de familles s'approvisionnent chez lui et se déclarent entièrement satisfaites. Il a, semble-t-il, le mérite d'être le premier brasseur à produire cette bière. Les annonces de ses concurrents nous apprennent qu'il utilise de la salsepareille et de la gaulthérie (pyrole ou thé de bois). Les propriétés de cette bière sont à la fois toniques et purificatrices du sang.

Installé depuis quatre ans dans le quartier MountPleasant (ou faubourg Guénette, cl850), O'Sullivan voit un concurrent s'installer à Québec: la firme T. White& Co. qui succède à la compagnie Sargent & White, en poste depuis 1844. Fabriquée à base de salsepareille, cette bière est aussi connue sous l'étiquette de root beer, appellation familière de nos jours, mais inférieure en qualité et en saveur. Voilà les «petites bières» les plus connues.

Trente ans plus tard, un fabricant de la rue Sainte-Marguerite en fait la réclame dans l'Annuaire du Commerce et de l'Industrie.  Le journaliste Louis-Nazaire Le-Vasseur se souvient en 1926 de «deux fabricants de boissons rafraîchissantes, les pères Rhéaume et Doyle, fabricants de bière de gingembre», connus dans sa jeunesse. LeVasseur ajoute cette observation: «[...] depuis la bière de gingembre a eu un concurrent dans la ginger ale, mots qui ne sont que la traduction anglaise de bière de gingembre; mais comme finesse de goût la bière de gingembre n'a pas été remplacée et tient ferme sa supériorité».

C'est l'époque des préparateurs d'eau de soude (ainsi que chez les apothicaires), de cidre «champanisé», de sirops de fruits, de nectars.  Depuis, que de regrets bien justifiés même si on importe de la ginger beer Old English à saveur améliorée.

Les bières désalcoolisées d'aujourd'hui appartiennent à l'industrie des brasseries. Dans l'histoire générale de la bière au Québec, elles s'identifient aux «no-beers» de la prohibition américaine, aux bières de moins de 2,5 % de la croisade prohibitionniste, de 1905 à 1919, au Québec et surtout aux bières sans alcool que les brasseries mettent en marché à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle sous le nom de: Malthop ou Hop Tonic de la Brasserie de Beauport le Non-Alcoholoc Beverage de la Brasserie Reinhardt de Montréal (des extraits de malt).

Source: CAP-AUX-DIAMENTS, vol. 2 no. 4, hiver 1987 et no. 28, 1992

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